À ma montre il est l’heure d’y aller, mais je me dois de vérifier, on ne sait jamais, et je ne veux rater mon rendez-vous sous aucun prétexte, fut-il fallacieux, ni être en avance. Je tire la jambe de pantalon vers le haut, la jambe droite parce que je suis gaucher et que c’est à la cheville droite que je porte ma montre. Comme tous les gauchers. Je parle des gauchers manchots, des vrais, sans plus aucun bras , ni gauche, ni droit, avec l’excuse toute faite bien pratique pour ne pas avoir à serrer des mains, on ne sait jamais. Manchot mais pas muet, hélas ! ce qui m’oblige à dire bonjour, au revoir, quel temps de chien, et le p’tit dernier il va bien ? On n’a pas toutes les chances dans la vie. Pour preuve, ma montre qui n’est pas à sa place.
L’aurais-je oubliée sur ma table basse de nuit ? L’aurais-je troquée hier soir contre un excès d’alcool sonnant et trébuchant au troquet du coin, ou mise tout bêtement à ma cheville gauche conséquemment à un rêve où je me serais vu unijambiste ? Ou encore au clou pour assumer les dépenses que mes libations occasionnent à l’occasion ? Nenni, rien de tout cela. Quand je me rappelle m’être dit qu’il était l’heure à ma montre, dans les cinq minutes auparavant. « Cinq minutes ? » vous entends-je dire, « il lui faut bien du temps pour jeter un oeil à sa montre… » Qu’est-ce que vous imaginez ? Vous croyez que c’est si facile ? J’aimerais vous y voir, d’autant que question vue, et avec cette satanée pluie qui ne cesse de tomber, je n’y vois goutte.
Pour m’être dit qu’il était l’heure, c’est que je le savais, et n’ayant pas la science infuse il m’a bien fallu trouver l’heure quelque part, probablement à ma montre.
Le temps d’une nouvelle acrobatie, je fais le tour de ma cheville, rien. Autant dire cinq minutes de perdues, en plus de ma montre.
Sans compter toutes celles foutues en l’air à avoir voulu connaître l’heure à la minute, voire à la seconde près lorsque j’avais un rendez-vous, oubliant que le plus important de ceux-ci, celui avec la mort, aurait lieu à l’heure précise où il aurait été fixé, et que ma montre soit alors à l’heure ou non ne changerait rien au fait que je serais à l’heure.
Ma montre. Héritée d’un aïeul coutelier dans la rue du même nom à Laguiol qui se prononce presque comme ce mot, quasi synonyme d’ancêtre, qui vient de m’échapper.
Je baisse les yeux : rien. Rien de rien constatè-je en m’évitant de siffloter l’air rebattu de « Je ne regrette rien », qui ne ferait qu’amener des moqueries de la part des piafs qui sifflent autrement mieux que moi.
Tout m’échappe, me ments-je en pensant que je n’ai vraiment pas de pot, ce que mon esprit affûté sait être faux. Vieille querelle entre nous –je parle de mes deux moi–, quand les maux me manquent, je m’en invente. Une des raisons pour laquelle j’ai fait des enfants, les pauvres ! mais ne me dites pas que je suis le seul à avoir ainsi copulé en toute irresponsabilité.
Aussi… ne me serais-je pas inventé cette histoire de perte de montre ne serait-ce que pour me donner une bribe de sentiment d’exister ?
Alors que je me questionne, mon mainate –un philosophe celui-là–, sauvé in-extremis d’un peloton d’exécution au Myanmar, commence à siffler ce chant ô combien doux à l’oreille des légionnaires « Le boudin », que composa dans un moment d’égarement inspiré un certain Wilhem en 1860, pour, entre autres, qu’un écrivassier parle de lui plus tard dans un blog. Litanie que reprennent en choeur les gens de passage qui se sont arrêtés pour voir un manchot à quatre pattes par terre en train de plus ou moins ramper comme s’il cherchait quelque chose qu’il aurait égaré.
Tiens, voilà du boudin,
Pour les Alsaciens, les Suisses et les Lorrains,
Pour les Belges, y en a plus,
Ce sont des tireurs au cul.
Au Tonkin, la Légion immortelle
À Tuyen-Quang illustra notre drapeau,
Héros de Camerone et frères modèles
Dormez en paix dans vos tombeaux.
Nos anciens ont su mourir.
Pour la gloire de la Légion.
Nous saurons bien tous périr
Suivant la tradition.
Au cours de nos campagnes lointaines,
Affrontant la fièvre et le feu,
Oublions avec nos peines,
La mort qui nous guette si peu.
Nous, la Légion.
Nous sommes des dégourdis,
Nous sommes des lascars
Des types pas ordinaires.
Nous avons souvent notre cafard,
Nous sommes des légionnaires.
.
« Z’avez perdu quelque chose ?» me harrangue ce qui est devenu une foule.
J’hésite entre répondre que je cherche mes membres supérieurs ou que je m’amuse simplement à perdre mon temps à chercher une montre qui, en supposant qu’elle ait existé un jour n’en eut pas pour autant un quelconque usage. Une montre héritée d’un aïeul de Laguiole, je précise.
Un gars qui s’y connaît me lance « C’est à Camerone que ça vous est arrivé, mon brave ? », ce qui a pour effet immédiat de mettre mon mainate dans une transe tapageuse. Prenant son envol et son souffle, il se met à gueuler d’une voix de fausset cette chanson magnifique qu’une absence de queue et de tête rend hermétique à qui n’a jamais bu de Kiravi et trouve que les fleurs de pissenlit sont d’une beauté inégalable. Je veux parler des poètes, les vrais, pas ceux qui se brossent pour mieux briller dans les magazines et sur les plateaux de télé.
La chanson en question. De Giani Esposito.
Un noble rossignol à l’époque Ming,
à moins que ce ne fût à l’époque Tsing,
apprenait sur un arbre artificiel
dans une cage d’or l’hymne officiel
à la liberté, à la liberté.
Ils avaient faim et soif,
ils étaient des milliers
on a tiré en l’air pour les intimider.
Simplement comme on tire au fusil dans la vie
mais l’un d’eux se blessa dans sa sauvagerie,
à mort aussi vrai que la foule est un enfant
qu’il ne faudrait jamais laisser seul un instant.
Que dis-tu rossignol, oiseau de bon augure
«J’écris l’histoire.»
Ah oui ! et bien bonne écriture.
Un rossignol du peuple à l’époque Ming,
à moins que ce ne fût à l’époque Tsing,
qui avait le désir d’égayer la terre
répondit par un chant révolutionnaire
à la liberté, à la liberté.
Nous avions faim et soif,
nous étions des milliers,
ils ont tiré en l’air pour nous intimider.
Calmement comme on tire au fusil dans la vie,
l’un de nous fut blessé par tant de courtoisie.
à mort aussi vrai que la foule est trop timide
et pour tuer il faut être calme et lucide.
Que dis-tu rossignol, oiseau de bon augure
« J’écris l’histoire »
Ah oui ! et bien bonne écriture.
L’un voulant comme l’autre égayer la terre,
chacun à son idée et à sa manière,
deux rossignols chantaient à l’époque Ming,
à moins que ce ne fût à l’époque Tsing,
à moins que ce ne soit au jour d’aujourd’hui.
« Allez, embarquez-moi ça !» hurle un type genre hirondelle des années 50 à d’autres, sous-espèce volatiles de mauvais augures arrivés en renfort par l’allée formée de la foule des badauds qui s’étaient écartés pour laisser le passage, comme le firent les flots de la mer rouge avec Moïse.
— Tapage diurne sur la voie publique, incitation à la débauche, tous des pédés ces putains d’anars libertaires de merde ! Papier, schnell, fissa.
Je lui réponds que je suis désolé, que je n’ai pas le temps pour l’instant, occupé que je suis à essayer de remettre la main sur cette foutue montre héritée d’un aïeul, mais que dès que je l’aurais retrouvée, je serais à lui. Ce qui est une image, on l’aura compris, surtout moi.
— Et en plus i s’fout d’nous, le manchot !
Les bras m’en tombent. Comme si, dans ma position, j’avais encore besoin d’être rabaissé.
Le temps de siffler l’air connu “Les Mouettes”, les voilà qui se rappliquent et défèquent à qui mieux mieux sur la meute bleu marine. Qui résiste juste le temps qu’il me faut pour remettre la main les dents sur la fameuse montre de mon laguiolais d’aïeul qu’une autruche apparemment pressée qui a perdu le sud vient de régurgiter à mes pieds. Je ne fréquente pas les autruches, n’en ai jamais vu et ne suis d’ailleurs pas certain que ce bestiau en soit une, mais c’est bien connu, les autruches avalent montres et réveils. Où a-t-elle bien pu se procurer l’objet de ma quête ? je n’en ai aucune idée et reporte à plus tard une recherche d’explication.
« C’est à toi ce kangourou ? » me demande un des gars en uniforme, ce qui a pour effet immédiat de déclencher une crise de rires chez les mouettes.
Voui laconique.
Déconcertés les volatiles en uniforme se concertent, discutaillent ferme, froncent les sourcils quand l’un d’eux explique que les kangourous sont des experts en pugilat, connaissent toutes les ficelles du noble art et ont un caractère de cochon, pire que les autruches. Mine déconfite, ils ont l’air de se résigner à mettre un terme à leur curée.
« L’est quelle heure ?» me demande un sardiné.
— C’est l’heure. L’heure d’y aller.
— Hé, les gars, paraît que c’est l’heure d’y aller, et quand faut y aller, faut y aller.
Ils reprennent l’allée dans le sens retour, celle par laquelle ils étaient arrivés. La foule, s’égaille, chacun s’en allant rejoindre sa solitude et se perdre en soi.
Aidé par l’autruche moins maladroite que je l’aurais imaginé, je me redresse, raccroche ma montre à la cheville droite.
« À nous deux », lui dis-je d’un ton amical, mais ferme. « Tu l’as dénichée où, cette montre ?»
Montre qui ne ressemble en rien à celle de l’aïeul de Laguiole. Qui se prononce Laïole, allez savoir pourquoi.
Je pensais être un tout petit peu dérangée, mais après la lecture de ce texte pour le moins bizarre, je crois que je vais bien. Merci à l’auteur.
Je plaisante.
Une imagination débridée qui nous amène en pente douce dans un univers de pure poésie.
On m’a narré une rencontre étonnante, qui me semble aussi barge que cette histoire de montre. Je vous la fais « poète » : On était en automne, le gars partait à la chasse. L’aube était à peine levée sur la campagne où de vagues lueurs louches stagnaient. Le soleil pointait au-dessus des frondaisons ; la lune, encore visible, clignait d’un oeil semi comateux. La route était déserte. Au loin, le chasseur apercevait les premières maisons du village. Venant de là, un homme apparut au virage, l’air effaré. Il marchait sans hâte, venant à sa rencontre. Il allait lentement pour que son ombre puisse éventuellement le rejoindre (c’est que qu’il expliqua alors). Et, consultant le calendrier qu’il portait autour du cou, il se dit à voix haute qu’il avait marché durant des siècles.
« A force de tailler la route, elle finit par disparaître », dit-il au chasseur.
Puis il regarda la montre à gousset, d’un autre âge, qui pendait à la poche de son gilet. Il vérifiait, il s’était donné rendez-vous un premier avril et ne voulait pas se manquer. Puis il se rendit compte qu’il était mort.