Une foire aux cochons

Leur père, je l’avais tué après qu’il eut dévoré Big Pink Pig, mon cochon préféré, le dernier qu’il m’avait été donné de conserver pour en faire ce qu’on est censé faire d’un cochon si on est sensé. Les terrines vides que j’avais achetées resteraient vides, le saloir ne contiendrait jamais le moindre gramme de sel, et je n’aurais pas à planter de clous dans la ferme centrale du grenier pour y pendre les deux jambons qui m’avaient fait saliver en rêve.
Pour un peu, à cause du vent du nord dans les planes et les fayards, je n’aurais pas entendu les piaillements. C’est en battant les taillis et en y jetant un œil que je les avais aperçus. Me voyant, le plus grand des trois s’était mis à grogner en me faisant face, tandis que les deux autres avaient tenté, sans succès, de disparaître dans un fatras inextricable de ronces.
Impensable de les laisser là, à la merci de n’importe quel prédateur ou de n’importe quoi, d’autant que ce ne sont pas les grands ducs qui manquent, par ici.
Alors je les avais ramenés à la ferme. Pas une mince affaire !

Je les avais installés dans le poulailler, depuis lontemps déserté à cause de cette saloperie de goupil. Il avait tant pris goût aux poulettes qu’il les avait croquées les unes après les autres, ne laissant sur place que quelques morceaux épars de leurs jolies robes en plumes. Le coq ? Un sacré salopard de prétentieux et une poule mouillée : il s’était carapaté et je ne l’avais jamais revu. Valait mieux pour lui.
Trois petits loups –des louvards– qui crèvent de faim, ça fait du ramdam et ça ne manque pas d’appétit. Sauf qu’il faut leur mâcher le travail. Mastiquer des kilos de barbaque pour les régurgiter, très peu pour moi. Le hachoir électrique  tombait à pic. J’en avais fait l’acquisition auprès de Porcifood, une boîte qui avait renouvelé son matériel, en prévision des mètres de saucisses que j’aurais dû fabriquer, une fois le cochon passé à la casserole, façon de parler. 
En moins de temps qu’il en faut pour qu’une femme mette bas un gamin, mes trois lascars avaient pris et repris du poil de la bête. Faut dire que tout y passait, question nourriture : les pluches, les vieux croûtons de pain, les choux et salades qui avaient trop levé, un peu de viande quand même, jusqu’aux granulés Porcinet, bourrés de vitamines et de sels minéraux, que mon vétérinaire, je veux dire celui du cochon, avait refilé à Big Pink Pig. Vous verrez, il m’avait dit, ça en fera pas un hippopotame, mais pas loin.
Les trois bestiaux étaient devenus de vrais grands loups adultes. Ah, c’est qu’ils avaient profité, les cochons, au point qu’ils étaient devenus gras comme des porcs. Le poulailler ? Bien sûr qu’il m’avait fallu le consolider. Des parpaings et du fil de fer barbelé avaient fait l’affaire.
Puis ça avait été février, le mois du cochon, par chez nous. La fête du cochon, par chez nous, c’est le troisième vendredi du mois, précédé, une semaine plus tôt, de la foire. La foire aux cochons. 
Le loup, en jambon, saucisse ou rillettes, je sais point trop ce que ça donne, mais va savoir si mes trois gorets, je ne pourrais pas en tirer un bon prix. 
Le poulailler transformé en salon de coiffure et institut de beauté, je te les ai tondus, je te les ai teint en rose culotte, je te leur ai bricolé les oreilles, mis quelques bons coups de sabot dans le museau pour que ça fasse comme un groin, tirebouchonné et empesé la queue, maquillé par ci, par là, et zou ! direction la foire. S’ils avaient gueulé ? Je  veux, qu’ils avaient gueulé, et pas qu’un peu. Gueulé et hurlé, comme des loups, cette blague !  Deux trois torgnoles sur le groin, ils s’étaient vite calmés. Et c’était pas la première fois, pour les torgnoles.

Le marché, par chez nous, ce qui s’y vend le plus, si on met de côté les bestiaux, c’est le pinard. Blanc limé pour les femelles, rouge râpé râpeux pour les hommes. Jusque vers le début d’après-midi, je peux pas dire que le chaland s’était bien bousculé devant mon banc. Pour que mes gorets se tiennent peinards et ne fassent pas de ramdam, genre hurler à la mort, je m’étais enquéri d’un stand de cochonnailles d’où j’avais ramené des pieds de porc passés de date et un paquet de tripes tout pareil, mais un peu plus vert. C’est encore ce qu’il y a de moins cher, même si c’est pas rien, mais un petit geste, ça fait de mal à personne. C’est qu’ils s’étaient régalés, les lascars. 
Après, ça avait commencé à se bousculer. Et tituber. Le pinard, les apéros, la tortore du midi et les digeos avaient commencé à faire effet. En deux temps trois mouvements j’avais réussi à refiler un bon prix mes trois gorets. Quand je dis un bon prix, c’est un bon prix.
« C’est d’où qu’elles viennent-y donc vos bêtes ? » m’avait demandé mon acheteur en se cramponnant à la barre d’attache. « Jamais point vu de bestiaux pareils » il avait ajouté en les tâtant de tous côtés. 
« C’est du cochon de Poméranie. Un croisement entre le cochon des Carpathes et celui de Sibérie » je lui avais répondu en gardant mon sérieux, malgré l’image d’un loulou de Poméranie qui s’était imposée. « Solide, dur à la tâche et gras comme un hippopotame. Ça fait même chien de garde » j’avais rajouté à l’oreille du  gars pendant qu’il ramassait par terre la liasse de billets qui lui avait glissé des mains. La trogne rubiconde il s’était redressé, avait chancelé, avait payé sans rechigner. 
Alors que, ses trois bêtes tenues en laisse, il s’éloignait, je l’avais entendu répéter « Ah ben ça alors ! Ah nom ti dieu, ça alors ! Poméranie et chien de garde. Ah nom ti dieu ! »

A propos pierrevaissiere

On avait réussi à collecter une dizaine de mots qui parlent de l'olibrius qui écrit ces âneries, et voilà, ils se sont échappés. C'est pourtant pas faute de les avoir tenus en laisse.
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